L’auteur (VOIR) est professeur d’islamologie, d’histoire médiévale arabe et de langue arabe classique à l’Institut catholique de Toulouse. Elle dirige l’équipe de recherche CISA (Christianismes, Islams et Sociétés Arabes) ainsi que la collection “Studia Arabica” des Éditions de Paris. L’avant propos retrace son parcours universitaire d’enseignant-chercheur.

Le livre concerne la plus grande part des recherches couvrant les divers domaines traités par Marie-Thérèse Urvoy. Les sujets sont divers, issus de publications spécialisées, ou de type “grand public”. La présentation de ces sujets a donc été adaptée au public auquel ils étaient destinés. Pour ce livre l’auteur a légèrement remanié leur présentation pour assurer une unité liée au titre de l’ouvrage, dont l’objet “global” est la mise en rapport de deux disciplines différentes, l’islamologie et la littérature arabe, ainsi que la mise en évidence des bénéfices que l’on peut tirer de cette démarche interdisciplinaire originale. A travers la diversité apparente des travaux présentés se dégagent alors des constantes qui s’articulent selon deux axes principaux: la problématique de l’établissement des textes d’une part, et la question de la dialectique entre l’intention de chaque auteur et la réception de l’écrit par le public. Les chapitres I et II ont pour objet d’expliciter cette démarche. Les chapitres suivants couvrent les divers domaines traités par l’auteur, vus sous l’angle du rapport entre les deux disciplines mentionnées plus haut.

A travers cet ouvrage, on retrouve ainsi les cinq domaines liés aux activités de recherches universitaires de l’auteur:

– La question de l’établissement des textes, matière complexe faisant intervenir des manuscrits de différentes sources, avec comparaison des versions manuscrites et éditées, l’objectif étant de pénétrer par la philologie dans la problématique de la logique interne du texte. Il s’agit de distinguer des filières permettant de remonter le cours des différenciations vers un éventuel original.

– L’histoire de la pensée arabe (médiévale et actuelle).

– Divers aspects de la mystique musulmane, soit populaire autour de la figure d’Ahmad al-Badawî, soit au contraire intellectualiste autour de celle de Mohammad Ibn Abd-al-Haq Ibn Sab’in, avec trois chapitres consacrés au soufisme.

– La contribution des chrétiens arabes d’Orient, et celle des chrétiens d’al-Andalus à la pensée philosophique, religieuse, scientifique.

– Le Coran: son action dans la formation de la certitude du croyant, son intervention dans la psychologie de ce croyant. Ces recherches ont été menées en duo avec son époux Dominique Urvoy, la base étant une réflexion commune sur ce texte fondateur de l’islam, en partant d’approches différentes et complémentaires.

Sur cette base les différents chapitres constituent une source d’informations de premier plan, la plus grande part de ces informations étant accessible sans difficulté au non spécialiste. Il est impossible de noter tous les points intéressants qui vont à l’encontre d’idées dominantes actuelles, points qui dérangent certaines certitudes bien enracinées dans les esprits. Il est cependant intéressant d’en noter quelques uns parmi d’autres d’égale importance:

– De nos jours il est de bon ton de mettre sous le boisseau le rôle que jouèrent les arabes chrétiens d’Orient dans la traduction à partir du syriaque, et même directement à partir du grec, des grandes œuvres philosophiques et scientifiques de l’Antiquité. Il en est de même pour leur rôle de commentateurs, et continuateurs de ce legs antique. De façon identique, la contribution des chrétiens d’al-Andalus à la pensée philosophique, religieuse, scientifique est oubliée. L’association “arabe = islamique” reste bien ancrée dans l’imaginaire collectif en Occident et chez la grande majorité des musulmans. Il y a une volonté chez cette majorité d’atténuer l’héritage antéislamique, et aussi l’ensemble de l’héritage chrétien ou non. Dans le passé, al Gazali, le plus célèbre penseur sunnite, avait préparé cette situation par transposition des noms grecs en noms arabes, et transposition des éléments culturels grecs en équivalents musulmans, accentuant ainsi leur islamisation. Le chapitre XIII “Sortir le texte arabe de l’islamique” a trait à ce sujet. Des recherches contemporaines vont à contrecourant d’un consensus à la mode. Marie Thérèse Urvoy nous apprend ainsi : “des analyses de Louis Cheiko subsiste la démonstration de l’inanité de l’idée d’une connaturalité entre la langue arabe et l’islam”. Le jésuite Louis Cheiko disait en effet: “avant de devenir une langue mahométane, avant de servir de véhicule aux idées islamiques, l’arabe a été une langue chrétienne”. Ceci sur la base d’auteurs (de Sacy et Wellhausen) qui ont abouti à la conclusion que l’écriture arabe fut élaborée par les chrétiens du nord de l’Arabie et de la Mésopotamie” (p. 309).

– En ce qui concerne la contribution des chrétiens arabes d’Orient, Marie-Thérèse Urvoy nous parle plus particulièrement de celle de Yahya ibn Adi, auteur du premier traité arabe d’éthique qu’elle a traduit (Cariscript, Paris, 1991). Ce traité fut victime de fausses attributions à des auteurs musulmans. Il montre combien est inexact l’adage qui affirme que la langue arabe ne se christianise pas (ceci est développé ensuite dans les chapitres VI et VII). Bien que ne faisant qu’une référence minime à la religion, on peut ajouter que certains chapitres de ce livre d’ibn Adi, tels que “Des caractères qui sont des vertus chez les uns et des vices chez les autres” (ibn Adi: VI, pages 72-73), et “Les qualités de l’homme parfait” (ibn Adi: IX p. 82-90) retiennent plus particulièrement l’intérêt, car certains passages ont des accents des premiers chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ écrit beaucoup plus tard. Son livre, avec d’autres œuvres d’auteurs chrétiens, jette un éclairage nouveau sur la naissance de la philosophie islamique et de la théologie musulmane.

– La contribution des chrétiens d’Al-Andalus, bien que formant (quantitativement parlant) un ensemble restreint, a permis de par sa diversité de restituer l’idée de l’existence en Espagne d’une authentique culture chrétienne d’expression arabe. Dans ce cadre, Marie-Thérèse Urvoy fait une place de choix au “Psautier mozarabe” de Hafs le Goth, qu’elle a édité et traduit (Presses Universitaires du Mirail, 1994), où elle examine la transcription poétique arabe, et analyse le psautier en tant qu’œuvre littéraire et document historique.

– Le chapitre VII est consacré à la communauté chrétienne mozarabe. Il traite de son histoire, de sa culture, de sa situation bien inconfortable, car tout développement inspiré par le Nord rendait ces chrétiens suspects de trahison aux yeux du pouvoir musulman, toute forme de culture propre les faisant accuser de compromission et même d’hérésie par leurs coreligionnaires. La tolérance musulmane envers les chrétiens d’Espagne, variable selon les époques, est mise à mal par des faits méconnus du grand public. Ainsi à la conquête musulmane toutes les églises de Cordoue sont détruites, sauf la basilique St Vincent partagée en deux pendant plusieurs décennies, l’une étant détruite, l’autre devenant la grande mosquée. La première est rachetée contre l’autorisation de construire des églises dans des quartiers périphériques, dont aucune n’a subsisté (p. 192). Sous les Almoravides une grande partie des communautés chrétiennes en Andalus est déportée au Maghreb.

Dans le chapitre “L’Espagne musulmane” de son livre “La chrétienté à l’heure de Mahomet‎” (‎Fernand Nathan, 1983), Clévenot Michel‎ avait aussi mis à mal ladite “tolérance” musulmane. Il évoquait le mépris des musulmans envers leurs « protégés » (dhimmis), et les contreparties humiliantes de la “protection” (dhimma) rappelées dans une lettre de chrétiens à leurs “protecteurs” les assurant de leur profond respect des termes du pacte d’Omar (VOIR). Cette lettre se termine par “Nous imposons ces conditions à nous-mêmes et à nos coreligionnaires; celui qui les rejette ne sera pas protégé”. Le chapitre IX du livre de Marie-Thérèse Urvoy traite de la dhimma en Andalus, de façon beaucoup plus complète. On apprend ainsi qu’Averroès (ibn Rusd) s’est intéressé à cette question au plan de la logique philosophique. Ce problème se rappelait à Averroès par une autre voie. En effet son grand père Abu-l-Walid b. Rusd est à l’origine d’un ordre de déportation massive des chrétiens, accusés de non respect du pacte, vers les régions de Meknès et Salé. Sous l’angle juridique et historique, cette question de la dhimma est reprise dans le paragraphe “La question de la violence morale envers les dhimmis” du chapitre XVI. Sur la base du verset 29 de la sourate IX, la gizya est un tribut dont le versement doit s’accompagner de l’humiliation des infidèles, selon un scénario variable dans le temps et les lieux. Plusieurs pages détaillent les éléments de cette humiliation dans la vie quotidienne, dont les interdictions qui frappent les dhimmis.

Il y aurait beaucoup d’autres sujets intéressants à présenter, touchant tant le Moyen Âge que la période contemporaine. Le lecteur a un large choix dont: trois chapitres sur le soufisme (“cheval de Troie à l’islamisme”), le statut du Coran (son action dans la formation de la certitude du croyant, son intervention dans la psychologie de ce croyant), l’islamisme et l’existence supposée d’un islam libéral, christianisme et islam deux approches différentes de la sainteté, la relation de l’homme à Dieu dans ces deux religions.

Les articles de ce livre ont été écrits sur la base des normes scientifiques de l’exégèse historico-critique des religions, i.e. selon la tradition universitaire occidentale, caractérisée par une méthodologie rigoureuse, et des recherches objectives minutieuses. L’arrivée, dans les chaires d’islamologie, de musulmans (par exemple: Tarik Ramadan à l’université d’Oxford) et d’occidentaux adhérant au message de l’islam (par exemple Jean Michot, président du Conseil supérieur des musulmans de Belgique, à l’université catholique de Louvain et à l’université d’Oxford), de plus en plus nombreux à exercer en Occident, marque une évolution avec une tendance à prolonger l’enseignement donné dans les pays musulmans. Cette situation conduit souvent à substituer l’apologétique à l’analyse critique. Les universitaires travaillant selon la tradition universitaire occidentale sont alors l’objet de violentes attaques, et taxés d’islamophobie. Marie-Thérèse Urvoy n’a pas échappé à cette situation. Notre-Dame de Kabylie a eu l’occasion d’en parler dans deux articles (LIRE et AUSSI)