SOUFISME. Article de l’ouvrage « Les mots de l’islam » de Dominique et Marie-Thérèse Urvoy (Presses Universitaires du Mirail, 2004)

On désigne par ce mot la mystique musulmane. En fait ce n’en est qu’une partie, car il a existé une mystique des sermonnaires [1], une mystique des ascètes, etc. Mais le soufisme (en arabe : tasawwûf) a fini par s’imposer presque partout dans le monde musulman et a récupéré en son sein toutes les autres formes de mystique, produisant une littérature historiographique qui justifiait cette récupération.

Son trait spécifique est une conception hiérarchique des croyants, opposée à la conception juridique pour laquelle ils sont tous face aux mêmes obligations. Les soufis affirment que rien, ni tout le monde, n’est sur le même plan, s’appuyant sur des passages coraniques établissant des « degrés auprès de Dieu ». La gradation est marquée par un couple fondamental appliqué à l’objet de la révélation: le sens apparent (zâhir) et le sens caché (bâtin) [2]. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction conceptuelle, mais elle se vit dans l’esprit du croyant selon une démarche que l’on peut schématiser comme suit (l’élaboration doctrinale est infiniment plus complexe) :

– La vie spirituelle est une succession de « stations », ressenties en termes de proximité vis à vis de Dieu.

– Chaque station a une durée où se succèdent moments de négation et moments d’affirmation, c’est à dire des périodes où le sujet est désemparé et d’autres où il a conscience de progresser.

– Le coeur de l’expérience mystique est l’ «  état ». Il se définit avant tout comme une étape temporelle, un « immédiatement ».

– Chaque état a une vérité qui n’est pas celle de la station de la station précédente. C’est pourquoi les mystiques préfèrent l’allusion, pour son caractère fluent, à l’expression qui leur paraît trop stable.

– Il y a une hiérarchie des saints, l’intercession de chacun étant efficace pour un domaine déterminé et les degrés supérieurs ayant une véritable puissance cosmique.

L’opposition de principe entre la conception juridique égalitaire et la conception mystique élitiste a donné naissance au topos littéraire de l’hostilité irréductible entre les deux catégories sociales correspondantes, celle des juristes (fuqahâ), et celle des soufis, ou « pauvres » (fuqarâ) comme ils se désignaient eux-mêmes. En fait les facteurs sociologiques les ont rapidement réconciliés: dès le XIIème siècle, la généralisation du phénomène soufi dans le monde musulman est marquée en particulier par l’adhésion à cette perspective d’une très grande partie des hommes de religion. Cela a été rendu possible par la diversité des attitudes: certains se sont limités à vivre intérieurement l’islam le plus traditionnel (tel Ibn Abbâd de Ronda); d’autres ont cherché l’union d’amour avec Dieu (tel Hallâj qui prônait l’ « unité de vision »); d’autres encore ont ambitionné l’union ontologique avec Dieu (tel Ibn ‘Arabi qui prônait l’ « unité d’existence ») ; mais certains, comme Ghazâlî, se sont arrêtés sagement avant l’union elle-même.

Aujourd’hui, le soufisme jouit d’un grand prestige auprès des musulmans qui croient voir en lui une religion purement spirituelle, débarrassée du légalisme. Aussi la majeure partie des conversions d’Occidentaux à l’islam se fait-elle par l’intermédiaire du soufisme qui donne l’illusion de pouvoir se tailler une religion à sa convenance. Mais un soufi est avant tout un Musulman: théologiquement les soufis sont le plus souvent littéralistes ; leur rôle et même leur devoir n’est pas de discuter sur Dieu mais d’en vivre par la méditation du Coran, l’ascèse, et les états mystiques. Chez lui les strates d’interprétation symboliques se juxtaposent à la strate des obligations légales sans l’abolir. Ceux qui ont cru pouvoir se passer de cette dernière ont été rappelés à l’ordre et éventuellement traités en infidèles, y compris par la majorité des autres soufis. Aussi ne saurait-on admettre la formule en vogue actuellement selon laquelle « le soufisme est l’antidote de l’islamisme ». En réalité il lui sert plutôt de cheval de Troie.

 

Notes de fin de texte (ne figurent pas dans l’article “Soufisme” du livre « Les mots de l’islam »). Elles sont ajoutées pour éclairer deux points pour les non spécialistes. La note [2] est un renvoi à l’article « Sens apparent et sens caché » dans « Les mots de l’islam »

[1] Leur mystique est le témoin d’une époque où le courant « légaliste » n’avait pas encore triomphé. Muquatil appartient à la grande tradition des sermonnaires (qussas) cultivés. Il a été considéré comme un menteur, et un traditionaliste qu’on doit éviter de citer (matruk), parce que ne correspondant plus aux exigences fixées plus tardivement (cf. Claude Gilliot, « Exégèse, langue et théologie en islam, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1990)

[2] Article « Sens apparent et sens caché » dans « Les mots de l’islam »

L’islam étant la religion du Livre, se pose immédiatement la question de la réception de celui-ci : faut-il le prendre littéralement ? Mais cela peut être considéré comme allant d’une part à l’encontre de passages coraniques (tel celui mettant en garde contre le fait de s’attacher aux versets « ambigus »), et d’autre part de la lexicographie et de la littérature arabes qui ont une riche tradition symbolique. Les littéralistes ont argué, de leur côté, que Dieu n’avait pas parlé en vain. Toutefois leur représentant, l’andalou Ibn Hazm (XIème siècle), introduit par le biais de la référence systématique à la tradition linguistique arabe la diversité des niveaux de signification. A l’autre extrémité les ésotériques (mystiques, shî’ites, …) mettent l’accent sur une signification cachée derrière toute expression, et qui ne peut généralement être atteinte que par inspiration, soit directe pour les saints, soit indirecte pour les novices, et simples fidèles. La plupart des auteurs ont tenu une position intermédiaire, admettant l’interprétation allégorique des passages ambigus du Coran, mais lui fixant des limites méthodologiques généralement puisées dans les sciences de la langue arabe. Le plus célèbre mystique, Ibn ‘Arabî (XII -XIIIème siècle), collationne tous les sens, depuis le littéral jusqu’aux plus ésotériques, les considérant tous comme inséparables.

Informations complémentaires

– 1 Le soufisme est l’objet d’une étude de niveau universitaire dans l’ouvrage de Marie-Thérèse Urvoy “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-musulman” (Cerf, 2011, 381 pages) (VOIR). Trois chapitres lui sont consacrés. Chapitre 3: “Le soufisme populaire comme révélateur psychosociologique” (perception populaire de la sainteté, ritualisme et magie, le genre manaqib comme autoanalyse collective). Chapitre 4 : “L’ambiguïté du thème de l’amour dans le soufisme”. Chapitre 5 : “Le soufisme intellectualiste ou l’universalisme impossible” (un “penseur de frontière” en islam : Ibn Sab’in; essai et échec d’une ouverture supra confessionnelle; christianisme et islam: deux approches de la sainteté; soufisme et islamisme).

– 2 Extrait du paragraphe “soufisme et islamisme” du Chapitre 5 de “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-musulman”

“Le terme « soufi» désigne donc bien, avant toute chose, un adepte de l’islam, auquel on accole simplement l’attribut de soufi. Si bien qu’en Europe le soufisme sert souvent de cheval de Troie à l’islamisme. En effet, presque toutes les conversions à l’islam se font par la voie du soufisme, car l’islam n’apparaît à première vue que comme un cadre général et lointain et ne manifeste sa prégnance qu’à la longue. En outre, le soufisme est présenté comme un islam doux, spirituel et tolérant, alors que la langue et les arguments qu’il emploie sont exactement les mêmes que ceux des islamistes. Il ne faut pas oublier que – comme l’a montré Éric Geoffroy en personne -l’achèvement de l’islamisation de l’Égypte, par exemple, fut accompli sous l’égide des milieux soufis, de la fin du VIIe/XIIIe siècle au début du Xe/XVIe siècle, au moyen de campagnes violentes contre les élites chrétiennes, et de créations de madrasas jusque dans les campagnes les plus reculées.

Contrairement à une opinion couramment répandue aujourd’hui, le soufisme, tel qu’il a toujours été pratiqué, s’accorde parfaitement avec les préceptes coraniques qui prescrivent à la communauté musulmane de soumettre et d’inférioriser les non-musulmans“.

– 3 Dans “Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-musulman”, le chapitre 4 : “L’ambiguïté du thème de l’amour dans le soufisme”, est une source précieuse d’information sur les auteurs soufis qui ont parlé de la mystique à laquelle ils ont adhéré. Elle apparaît comme présentant différentes formes, et nuances. Parmi ces auteurs on note Abu Hamid Al Ghazali (mort en 1111), auteur du célèbre ouvrage “Revivification des sciences religieuses” qui, à propos d’Issa (fils de Maryam sœur d’Aaron,  assimilé à Jésus par les musulmans), proclame: “cent vierges forment sa rétribution au paradis en récompense de sa chasteté sur terre“. Pour Ibn ‘Arabi (mentionné plus haut), certains occidentaux ont cru voir dans l’un de ses poèmes les plus connus “Les Trois Aspects de l’Aimé” un rapport au dogme chrétien de la Trinité. Marie-Thérèse Urvoy rectifie: “… dans la perspective chrétienne, les trois Hypostases, si elles sont d’essence commune, n’en demeurent pas moins trois personnes ; tandis que, pour Ibn ‘Arabi, la pluralité des Hypostases signifiait simplement une pluralité des noms. Nulle connivence, donc, avec le Dieu-Trinité du christianisme ; Ibn ‘Arabi est un musulman tout à fait bon teint”. Le dernier paragraphe de ce chapitre montre tout ce qui sépare la mystique chrétienne du soufisme : “Et de fait, chez beaucoup de soufis, ce mouvement de balancier entre humilité et orgueil, qui caractérise les mystiques, est absent : la conscience qu’ils ont de leur état mystique les conduit souvent à une autosatisfaction plus ou moins avouée. L’exercice mystique devient alors une performance recherchée et quasi sportive, dans un esprit de “compétition” : structure, figure et gestuelle font que les degrés gravis sur l’échelle initiatique soufie sont autant de victoires réalisées dans un parcours d’obstacles imposé“. Une note de bas de page précise que ceci est très net chez le plus célèbre soufi populaire égyptien Ahamad al-Badawi.

– 4 En Occident Louis Massignon a joué un rôle très important dans la vogue actuelle du soufisme. Le soufi Hallâj (857 – 922) a accompagné toute sa carrière et son histoire spirituelle. Massignon est considéré comme “le plus important des « prophètes du dialogue islamo-chrétien »” par les personnes impliquées dans ce dialogue officiel  (LIRE) .

Remerciements: les professeurs Dominique et Marie-Thérèse Urvoy (VOIR) ont autorisé la reproduction des textes de cet article sur le site de Notre-Dame de Kabylie.